
«Dans une société de défiance, avoir deux tiers des concitoyens qui témoignent de leur confiance, c'est extrêmement précieux», a relevé le sondeur de l'IFOP, le 12 mars dernier, à Longvic, lors du débat organisé par la chambre régionale d'agriculture Bourgogne-Franche-Comté.
La chambre régionale d'agriculture de Bourgogne-Franche-Comté a invité Jérôme Fourquet à s'exprimer pour apporter «un regard éclairé» aux élus locaux et représentants du monde agricole.
Ce mardi 12 mars 2024, à Longvic, le politologue et directeur du département Opinion et Stratégies de l’IFOP s'est attaché à mettre en perspective le récent mouvement social des agriculteurs avec les évolutions de la société depuis 40 ans.
Les nouvelles formes de mouvements sociaux
D'emblée, Jérôme Fourquet tisse des parallèles entre ce mouvement social et celui des Gilets jaunes : mobilisation de la base, effets des médias sociaux, revendications divergentes selon les territoires et filières...
Tout comme les Gilets jaunes, les agriculteurs qui manifestaient se sont retrouvés «sans mot d'ordre fédérateur» – même si «la question des prix», «la surinflation normative» et «les contraintes environnementales» étaient des thématiques récurrentes – rendant d'autant plus difficile leur appréhension par les pouvoirs publics. En revanche, il y avait une différence de taille, «le moindre recours à la violence».
«Une profession qui sent qu'elle est en train de disparaître»
Le politologue analyse ce mouvement social comme «un cri du cœur qui vient des profondeurs de nos campagnes, poussé par une profession qui sent qu'elle est en train de disparaître».
La France comptait un million d'exploitations agricoles en 1988. On en dénombre 380.000 en 2020. La plupart du temps, les terres agricoles ont été reprises au gré des ventes d'exploitations.
Il s'agit là du «plus grand plan social sectoriel de France», selon Jérôme Fourquet. Un phénomène opéré «en silence». «D'ici 10 ans, de nouveau, la moitié des exploitants partiront à la retraite», anticipe-t-il, ce qui s'accompagne d'une baisse importante du nombre de travailleurs agricoles.
«La profession qui sentait qu'elle était de plus en plus minoritaire dans la société, de moins en moins comprise, ne voulait pas disparaître sans se manifester», insiste Jérôme Fourquet.
«Un fort soutien dans la population»
Malgré ce contexte, 20% des Français conseillent à leurs enfants de devenir agriculteurs. Pour autant, le monde agricole doit se préparer à une «rupture» et «accepter que certaines personnes qui ne sont pas fils d'agriculteurs reprennent des exploitations».
66% des Français pensent qu'il n'y aura pas assez d'agriculteurs dans les années à venir pour assurer l'alimentation de la population.
Jérôme Fourquet note «un fort soutien dans la population et un regain d'image à l'occasion de la mobilisation» soutenue par 90% des Français.
L'orateur s'appuie sur le baromètre IFOP sur les professions réalisés pour le journal Sud-Ouest. Les Français considèrent majoritairement qu'ils peuvent faire confiance aux agriculteurs, que ceux-ci sont respectueux de l'environnement, y compris dans la prise en compte du bien-être animal.
«Dans une société de défiance, avoir deux tiers des concitoyens qui témoignent de leur confiance, c'est extrêmement précieux», relève le sondeur qui incite «à faire la part chose» face à «l'agribashing», vu comme «la surface des choses».
Articuler des produits aux prix «peu élevés» avec d'autres aux pris «acceptables»
Le politologue appelle les agriculteurs à se servir de leur «capital sympathie» pour «tenir compte des nouvelles tendances alimentaires et évolutions sociétales».
En revanche, le monde agricole doit appréhender la versatilité des consommateurs. «La fréquence d'achat du bio a marqué le pas après une très forte augmentation depuis la fin des années 1990», donne-t-il en exemple.
Toutefois, «les produits régionaux et le made in France ont le vent en poupe» : «c'est un argument commercial qui fonctionne dans la population».
Notant que «la disposition à payer plus cher des produits agricoles connaît une baisse sensible depuis deux ans du fait de l'inflation», «la question du pouvoir d'achat va nous occuper pendant des mois», rappelle Jérôme Fourquet.
«Il va falloir continuer d'aller chercher des prix peu élevés pour continuer de nourrir une certaine partie de la population et continuer de cultiver le lien de confiance avec une autre partie de la population pour proposer des prix acceptables», analyse-t-il.
Depuis 1992, «la France s'est transformée en gigantesque zone de chalandise»
Le politologue fait remonter à 1992 «la bascule d'un monde à l'autre» en mentionnant cette année-là la fermeture de l'usine de Renault-Billancourt, l'inauguration d'Euro-Disney – devenu premier employeur monosite de France – et la réforme de la politique agricole commune de l'Union européenne (PAC) optant pour l'abandon progressif des prix garantis et le découplage des aides à la production.
Parallèlement, «la grande distribution a passé la surmultipliée pour leur déploiement sur le territoire». «La France s'est transformée en gigantesque zone de chalandise», résume Jérôme Fourquet qui, sans s'attarder sur le rôle des élus locaux dans les autorisations d'installation de grandes surfaces, préfère mettre en avant un «pacte» entre le ministère de l’Économie et les acteurs de la grande distribution pour «contenir l'inflation» touchant les consommateurs.
«Qu'est-ce qu'on veut vraiment ?»
À présent, Jérôme Fourquet pointe des «injonctions contradictoires» : assurer un revenu décent au producteur, assurer la souveraineté alimentaire, préserver le pouvoir d'achat des Français, évoluer vers des productions plus durables... «Qu'est-ce qu'on veut vraiment ?»
«Si on veut avoir une production agricole et industrielle, il faut accepter des implantations près de chez soi», martèle-t-il avec l'approbation de l'assistance, incitant finalement «les filières à prendre leur part dans ce débat».
«Depuis 40 ou 50 ans, on est dopé à la dépense publique»
Dans la salle, sont successivement évoqués «le poids de l'industrie agroalimentaire», «le développement de la mondialisation» et «la baisse de la production depuis cinq ans».
En réponse, Jérôme Fourque incite à mener «une bataille de l'imaginaire» en vue de convaincre que «l'alimentation à un coût» et de façon à ne pas être tributaire de l'arbitrage des Français en faveur des loisirs.
«Depuis 40 ou 50 ans, on est dopé à la dépense publique puisqu'on n'arrive plus à produire», synthétise le politologue. «Où est produite la richesse ? Elle vient d'ailleurs ! On a gagné des points de vie avec la mondialisation en important à pas cher, puis avec l'euro, mais tout ça aura des limites. D'où la nécessité absolue de reparler de production dans notre pays.»
Un découplage entre les structures émanant du monde agricole et des agriculteurs en grande difficulté
Que cela concerne l'industrie agroalimentaire ou la finance, Jérôme Fourquet pointe «un découplage entre beaucoup de structures qui sont des émanations du monde agricole et qui se portent relativement bien alors que le terreau qui les a fait naître est en grande difficulté».
Et de citer l'exemple du Crédit agricole, «une banque coopérative qui se porte très bien alors qu'on a jamais aussi peu d'exploitants agricoles avec des revenus modestes». Une saillie suivie par un brouhaha dans la salle.
Jerôme Fourquet enchaîne en recensant «30.000 fonctionnaires pour administrer les agriculteurs dont le nombre diminue». Pour autant, un intervenant rappellera un peu plus tard que près de deux tiers des «fonctionnaires» du ministère de l'Agriculture relèvent en fait de l'enseignement agricole.
Il n'empêche que le brouhaha dans la salle s'est amplifié à cette évocation, comme si l'orateur abordait ainsi deux tabous.
Jean-Christophe Tardivon

