«N’en déplaise aux prétendus défenseurs ou procureurs de l’Agriculture,
le vrai travail politique, nécessaire, plus exigeant, plus ingrat
parfois, que nous devons mener, c’est celui sur les conditions et les
moyens du changement. Toutes les bonnes volontés peuvent y contribuer.
Il y a plus de risques de faire des erreurs, mais plus de chances de
faire progresser la situation»
« Agriculture : changer d’approche »
Tribune de Jérémy DECERLE
Depuis
trois mois, on parle d’agriculture presque tous les jours. En France,
en Europe, dans la presse et les médias généralistes, sur les réseaux
sociaux, partout. On entend des voix de représentants agricoles, de
Ministres de l’Agriculture, d’associations, d’élus impliqués sur ces
sujets. Et bien entendu, comme à chaque fois qu’un sujet dure un peu,
tout le monde, au-delà, a (ou se cherche) un avis sur le sujet. D’autant
plus dans un contexte préélectoral européen.
Une part de
moi-même - agriculteur, député européen et ancien syndicaliste - se
réjouit qu’on accorde plus de place que d’habitude à une activité et des
enjeux qui, je pense, le méritent. Et qui concernent tous les citoyens.
Une autre part se désole des bêtises et des caricatures qui sont
proférées et reprises tous azimuts. C’est sans doute inévitable.
Mais
ce qu’il ne faudrait surtout pas éviter, c’est que toutes ces alertes,
tous ces commentaires, se fassent sans exprimer (et discuter) de vision
d’avenir sérieuse pour ce secteur.
Il y a évidemment beaucoup de
sujets spécifiques d’actualité à régler. Les pouvoirs publics sont à
l’œuvre, y compris sur des sujets délicats comme l’organisation de notre
relation commerciale agricole avec l’Ukraine où les enjeux dépassent
l’agriculture.
De nombreuses réponses de court terme très concrètes
sont apportées au niveau européen pour alléger la charge qui pèse sur
les agriculteurs, en simplifiant certains aspects de la PAC. C’est bien
sûr aussi le cas au niveau national, en France, avec une longue liste de
mesures (unification du régime des haies, réduction des délais des
contentieux sur l’eau et les bâtiments, défiscalisation pour
l’élevage...) visant à redonner un peu d’air aux paysans. Il faut faire
en sorte que toutes ces décisions soient mises en œuvre et ressenties
très vite sur le terrain, dans les cours de fermes.
Mais il faut
regarder au-delà, et il n’y a pas dix mille questions fondamentales à
essayer de résoudre. Comment concilier souveraineté alimentaire et
durabilité environnementale ? Comment trouver les conditions d’échanges
commerciaux équilibrés ? Comment assurer des revenus décents et stables
aux agriculteurs ? Comment permettre le renouvellement des hommes et des
femmes qui exercent cette profession ? En voilà au moins quatre, qui ne
sont d’ailleurs pas indépendantes.
Si les réponses étaient
évidentes, on les aurait déjà mises en œuvre. La majorité présidentielle
en France a fait beaucoup pour l’agriculture ces dernières années. Au
niveau européen, et c’est l’impulsion que le groupe Renew veut donner,
je suis convaincu que nous pourrions beaucoup mieux avancer si nous
adoptions tous une meilleure approche.
Une meilleure approche
politique sur l’agriculture et l’environnement, par exemple, serait de
se concentrer sur les moyens plutôt que sur les objectifs. Quand
j’entends ou je lis que le retour (pleinement justifié) de la
souveraineté alimentaire dans les esprits ou dans la loi, c’est en fait
le renoncement aux objectifs environnementaux, je m’étouffe. Dire ça
c’est condamner toute issue. Il faut évidemment faire les deux et
absolument aucun agriculteur, je le sais, ne remet en cause les
objectifs d’atténuation du changement climatique, de biodiversité ou de
gestion des ressources. Nous nous sommes simplement trompés en croyant
que l’énonciation ou la quantification plus ou moins approximatives de
ces objectifs via des indicateurs plus ou moins pertinents et des
sanctions plus ou moins proportionnées suffiraient à les atteindre. Non,
ça ne marche pas. On sait à peu près tous déjà où on doit aller
(économie d’intrants, matière organique dans les sols cultivés et les
prairies, tout en produisant de tout en quantité suffisante..) et on
sait que ce n’est pas inatteignable puisque certains ont déjà réussi.
Mais notre objet politique, ce qu’on doit discuter, c’est comment on
entraine tout le monde, à quelles conditions et de quels moyens,
financiers, humains, de recherche, on a besoin pour y arriver. À mon
avis ce besoin est considérable, mais l’investissement est justifié. Et
il faut les accompagner d’une politique complète de prévention et de
gestion de tous les aléas, climatiques, économiques, auxquels les fermes
sont exposées, combinant assurances et autres outils de mutualisation,
sans oublier de couvrir les risques liés justement aux changements de
pratiques agricoles.
Une meilleure approche sur le commerce
agricole serait de sortir du cadre des Accords de Libre Échange actuels
en tant que levier central de nos politiques commerciales. Car continuer
à relever nos standards alors que nous ne sommes pas en mesure de les
imposer aux produits que nous importons, ce n’est honnête ni vis à vis
des agriculteurs, ni vis-à-vis des consommateurs. Il ne s’agit
évidemment pas de renoncer au commerce. Nous exportons, notamment des
produits à haute valeur ajoutée, et nous importons. Si la sécurité
alimentaire de tous les continents gagnerait autant que possible à
reposer d’abord sur leurs propres capacités de production, il faut
pouvoir la compléter par des échanges commerciaux. La question n’est
donc pas pour ou contre le commerce, mais, à nouveau, comment. Et c’est
là que le bât blesse. Depuis l’échec des négociations multilatérales,
toutes nos négociations se font dans le cadre d’Accords de Libre Échange
bilatéraux avec les différents pays ou groupes de pays du monde. Dans
ces ALE, on parvient plus ou moins à consacrer des chapitres au respect
de critères de durabilité, mais encore rarement avec des engagements
sérieux (clauses miroirs) en matière de réciprocité et de respect de nos
normes à nous. Et ce d’autant plus qu’il y a une réticence forte, de
principe, de certains de nos partenaires commerciaux. Mais on négocie
quand même des baisses de tarifs douaniers sur les produits agricoles.
Même quand ils sont contingentés, ce sont toujours des volumes qui
menacent de venir tirer vers le bas nos marchés et entrer en distorsion
de concurrence avec nos produits. En plus, comme l’agriculture est
sensible, le sujet est souvent discuté en fin de négociation et sert de
variable d’ajustement. Pourquoi ne pas parler d’agriculture au début ?
Pourquoi ne pas accorder un cadre dédié aux produits alimentaires
essentiels ? Pourquoi ne pas faire de la souveraineté alimentaire de
chacune des parties un préalable ? En parallèle, et le mouvement est
lancé, il faut développer des mesure miroirs dans toute notre
réglementation qui s’appliquent à tous les produits importés.
Une
meilleure approche européenne en termes de revenu serait de réinvestir
beaucoup plus la gestion de l’offre. Il fut un temps où l’Europe
régulait ses productions principales. Avec des dérives, il faut le
reconnaître, qui ont conduit à devoir gérer des surproductions ou se
vendre des droits à produire. Mais cela donnait de la prévisibilité aux
agriculteurs sur leurs prix de vente. Une stabilité qui leur permettait
de faire beaucoup plus facilement face à tous les autres défis. Pourquoi
renoncer à ces outils devrait-il signifier renoncer à en inventer
d’autres ? La France, avec les États Généraux de l’Alimentation et à
travers plusieurs lois, a fait des pas significatifs vers une meilleure
prise en compte des coûts de production dans le prix de vente des
produits. Le moment est venu de reconsidérer cet enjeu au niveau
européen. On ne part pas de rien. Les spécialistes savent qu’il existe
un règlement, qui s’appelle l’Organisation Commune de Marché,
sous-utilisé alors qu’il offre déjà beaucoup d’options, permettant aux
producteurs de mieux peser face à leur aval et dans certains cas de
gérer l’offre en s’adaptant à la demande. Remis en avant, remis à jour,
combiné avec des règles un peu plus coercitives en matières de pratiques
commerciales, il pourrait redonner des perspectives de revenu et de la
lisibilité aux producteurs.
Une meilleure approche sur la
démographie agricole serait de faire davantage des agriculteurs - et non
de l’agriculture- l’objet de toutes nos politiques agricoles. Car face à
une pyramide des âges préoccupante, il ne suffira probablement pas de
garder un petit bout de budget pour les jeunes en espérant que ça
suffira à ce qu’ils se motivent pour prendre la relève. Pourquoi ne pas
faire des agriculteurs actifs une clé de répartition plus directe et
plus forte des différentes aides de la Politique Agricole Commune, des
politiques d’accès au foncier ? Il n’y a pas de modèle agricole unique
en Europe, c’est le fruit de nos histoires. Imaginer par exemple une
taille de ferme idéale n’a pas beaucoup de sens. Ce ne serait pas
opérationnel. Mais vouloir garder suffisamment d’agricultrices et
d’agriculteurs, qu’ils travaillent seuls ou à plusieurs, devrait devenir
la première des priorités. On peut être certains que c’est une
condition à la résilience de nos systèmes de production qui devront
répondre à des attentes de plus en plus diverses, qui devront innover et
qui ne le feront pas sans des agriculteurs formés et nombreux. Cette
orientation est portée en France, elle doit l’être partout.
Nous
devons aujourd’hui prendre très au sérieux l’interpellation très large
que les agriculteurs de toute l’Europe nous adressent. Prendre au
sérieux ne signifie pas dire simplement « vous avez raison » ni « c’est
la faute des autres » ou encore « ah, si on m’avait écouté... ». Prendre
au sérieux, c’est essayer d’apporter de premières adaptations, pour
soulager, simplifier, mais ensuite et surtout c’est, collectivement, se
demander comment nous pourrions nous y prendre mieux qu’avant pour
répondre, de façon cohérente, aux questions de fond.
Il n’y a
d’issue - je pense aussi bien auprès de ceux qui choisissent des
postures conservatrices que radicales - ni dans la défense absolue de
l’existant (la posture de la droite conservatrice des LR et de l’extrême
droite qui, elle, va plus loin en prônant le retour en arrière et le
repli sur soi), ni dans la simple injonction au changement (celle des
Verts notamment). N’en déplaise aux prétendus défenseurs ou procureurs
de l’Agriculture, le vrai travail politique, nécessaire, plus exigeant,
plus ingrat parfois, que nous devons mener, c’est celui sur les
conditions et les moyens du changement. Toutes les bonnes volontés
peuvent y contribuer. Il y a plus de risques de faire des erreurs, mais
plus de chances de faire progresser la situation.
Jérémy DECERLE
Député européen
Éleveur charolais